Mahadeo Sukhai :
« On n’a pas besoin de voir pour réfléchir. »
Sûr de lui, Mahadeo Sukhai accueille une femme qu’il ne connaît pas dans le hall du Princess Margaret Cancer Centre, situé au centre-ville de Toronto, et la conduit vers l’ascenseur. Il appuie sur le bouton et fait sortir son invitée au septième étage, là où il travaille comme chercheur pour le programme de la génomique du cancer mis sur pied par un regroupement d’hôpitaux de Toronto, l’University Health Network. Jusque-là, personne ne pourrait se douter que cet homme de 37 ans est aveugle.
Mahadeo Sukhai maîtrise tellement bien les techniques requises dans son travail qu’on peut difficilement imaginer l’ampleur des obstacles qu’il a dû surmonter.
Il a été le tout premier étudiant diplômé de l’Université de Toronto à demander des mesures d’adaptation au travail. Aujourd’hui, il dirige une équipe de chercheurs qui tente de mettre au point des nouveaux tests de dépistage du cancer s’appuyant sur la génomique et la médecine personnalisée.
« La plupart des jeunes malvoyants ne songeraient pas à faire carrière dans le domaine de la recherche, reconnaît cet homme. Ou bien des gens les ont convaincus de ne pas y songer, ou bien les jeunes eux-mêmes pensent que c’est impossible. Comment pourrait-on devenir un scientifique quand on ne voit rien? »
« La plupart des jeunes malvoyants ne songeraient pas à faire carrière dans le domaine de la recherche. Comment pourrait-on devenir un scientifique quand on ne voit rien? »
Cette question, Mahadeo Sukhai se l’est fait poser par une foule de gens dans sa vie. Il a pourtant eu la chance de croiser le chemin de personnes, comme son directeur de thèse, qui ont voulu l’aider à développer son potentiel. « Comme l’a dit un jour l’un de mes collègues, on n’a pas besoin de voir pour réfléchir. »
Né en Guyane avec des cataractes congénitales, le petit Mahadeo a pris goût aux sciences dès l’âge de quatre ans, quand il a vu une toile de Charles Bonestell. L’artiste avait peint comment il imaginait le ciel qu’on pourrait voir si on se trouvait sur Titan, la lune glacée de Saturne. « La toile était toute simple, mais tellement saisissante que j’ai pu en saisir le sens. »
Il avait 10 ans quand ses parents ont émigré au Canada pour donner un avenir meilleur à leurs quatre enfants, dont il est le benjamin. À 15 ans, Mahadeo s’est inscrit au programme de génétique de l’Université de Toronto. À 28 ans, il a obtenu un doctorat en biophysique médicale, pour ensuite poursuivre ses études grâce à deux bourses de recherche postdoctorales. En cours de route, il a accepté le fait qu’il devait défendre lui-même sa cause pour obtenir les mesures d’adaptation dont il avait besoin dans le laboratoire. Il était incontestablement le premier scientifique malvoyant de toute l’histoire de l’université.
« Au début de ma carrière, j’ai eu besoin de mesures d’adaptation sans précédent et coûteuses. Mais puisque je ne suis plus un expérimentateur, j’ai maintenant besoin d’autres types de mesures d’adaptation, comme des outils de calcul ou un écran d’ordinateur adapté à mon état. »
« Il y a toujours des gens qui ne lèvent pas le petit doigt pour t’aider si tu ne rentres pas dans leur moule », constate Mahadeo Sukhai, qui a demandé l’installation d’un logiciel spécialisé sur les ordinateurs pour l’aider à voir les images que les autres chercheurs pouvaient voir directement au microscope. Il a aussi eu besoin d’un assistant pour mesurer avec précision des liquides utilisés dans ses expériences.
« Au début de ma carrière, j’ai eu besoin de mesures d’adaptation sans précédent et coûteuses, admet le chercheur. Mais puisque je ne suis plus un expérimentateur, j’ai maintenant besoin d’autres types de mesures d’adaptation, comme des outils de calcul ou un écran d’ordinateur adapté à mon état. »
Au lieu de porter plainte officiellement, Mahadeo Sukhai a négocié avec l’université. Très souvent, il a obtenu ce qu’il demandait. Par contre, quand il travaille pour l’University Health Network, il n’a toujours pas de bureau convenable — il doit s’asseoir juste à côté d’un grand écran dans son petit bureau.
Mahadeo Sukhai est un exemple de résilience et de ténacité; il n’a jamais douté de sa réussite.
Pourtant, comme il sait bien à quel point le parcours du combattant est semé d’embûches, il a consacré une bonne partie de sa carrière à aider d’autres personnes ayant une déficience en militant pour leur faciliter la vie au travail. Il a siégé aux conseils d’administration de l’Institut national canadien pour les aveugles, de l’Association nationale des étudiant(e)s handicapé(e)s au niveau postsecondaire et de l’Université de Toronto. « À mon avis, la défense de nos propres droits, l’éducation et le bénévolat ne vont pas l’un sans l’autre. Je ne peux pas séparer ces trois branches du même arbre. »
En réalité, bon nombre de personnes ayant une déficience rêvent encore à un milieu de travail totalement inclusif et à des services entièrement accessibles au Canada. Selon des données analysées par la Commission canadienne des droits de la personne, plus de la moitié de toutes les plaintes de discrimination déposées au Canada concernent la déficience en milieu de travail.
Selon une étude récente de Statistique Canada, le taux d’emploi des Canadiennes et des Canadiens de 25 à 64 ans qui ont une déficience mentale ou physique était de 49 p. 100, comparativement à 79 p. 100 chez les personnes sans déficience1. L’étude a aussi révélé que les employeurs hésitent à embaucher des personnes ayant une déficience à cause d’un manque de connaissance sur les enjeux relatifs à l’incapacité et à l’adaptation ou à cause de la peur d’avoir à assumer des coûts élevés ou des obligations de nature légale.
Mahadeo Sukhai admet que même les scientifiques peuvent entretenir des préjugés sur les capacités des gens, en fonction de l’apparence physique. « Nous sommes fortement conditionnés à penser que les personnes qui font un certain type de travail doivent avoir certaines caractéristiques physiques. Voici ce que j’ai à dire à ce sujet : jugez-moi plutôt d’après ma personnalité et mes réalisations. »
Étant donné que la moitié de toutes les plaintes de discrimination déposées au pays concernent la déficience, la Commission canadienne des droits de la personne continue de réclamer l’application de la Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées, ainsi que la pleine inclusion et l’égalité complète des personnes ayant une déficience au Canada.
1 Pour l’enquête et l’étude en question, Statistique Canada a choisi d’utiliser le terme « incapacité » au lieu de « déficience ».